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Jean-François LAGNEAU, Entretien

Jean-François LAGNEAU est propriétaire avec son épouse Claire de la totalité de la SOCIETE DUCROS depuis l'an 2000. A l'occasion des 100 ANS de la SOCIETE DUCROS, il évoque son quart de siècle passé en tant que responsable de fabrication à l'atelier, ainsi que les mutations qu'il a fallu affronter durant  cette période.

JFL, quel bilan tirez-vous de ces 24 ans en tant que propriétaire de la Maison Ducros ?

 

Lorsque nous avons racheté la SOCIETE DUCROS en 2000, elle était exsangue : une entreprise en perdition, en forte baisse de CA depuis des années, sans aucune rentabilité. Pour autant, c’est grâce à cette situation catastrophique que nous avons pu la racheter, car sinon, elle aurait couté beaucoup trop cher pour nous …

Disons que nos meilleurs amis nous donnaient 3 ans pour faire faillite… Et voilà !… Depuis que nous sommes là, c’est nous qui avons vu mourir ou fermer ou délocaliser énormément d’entreprises de notre secteur, concurrents et néanmoins confrères, donc oui, c’est peut-être bête à dire mais ce que nous retenons de ces 24 années « Ducros », c’est d’être toujours en vie !...

 

« Rester vivant », c’était votre seule motivation en reprenant la SOCIETE DUCROS ?..

 

Comme on dit, avant de voir plus haut, commençons par voir … Disons que nous achetions une « vieille dame » de 75 ans, chargée d’histoire et de procédures « ancestrales »… Il ne fallait pas trop bousculer les choses, d’autant que dans cette course qui s'annonçait, course à la technologie , nous n’avions ni les moyens ni les compétences, ni d'ailleurs l'appétence ...

Ma conviction profonde, c’est que je sentais un potentiel de survie des « niches » au milieu de la globalisation, notamment à travers l’exploitation d’un savoir-faire rare. Pour moi, il y aurait toujours un petit marché pour des gens amoureux des « vieilleries », faites à la main, « comme avant », etc… 

Et finalement, oui, c’était le bon chemin pour nous, le chemin de la « survie » parfois, mais que nous sommes fiers de continuer, à notre niveau.

 

Durant ces 24 ans, vous dites que vous êtes arrivé dans un univers « en mutation profonde » … comment se manifeste cette mutation dont vous parlez …

 

En cet an 2000, il y a trois choses en pleine mutation : le métier de bijoutier, le commerce et la Société.

Premièrement, le métier. Sans entrer dans des détails trop techniques, dans les années 1980-1990, la fabrication « en fondu » est en train de s’imposer faces aux techniques plus anciennes comme la frappe, l’estampage, et le forgeage de manière générale.

Un bijou « fondu », c’est un bijou qui est façonné dans une matière pauvre, (la cire), laquelle est rendue « en métal » par le processus de la « fonte ». On dit : « la fonte à cire perdue ».

La SOCIETE DUCROS, elle, « frappe ». Cette technique est considérée comme plus « traditionnelle », moins moderne que le « fondu » car elle est très chronophage et « gourmande » en « métal ». En effet, c’est une activité qui génère de la « perte » liée aux « chutes » : découpes, limailles, copeaux, etc. Or notre matière première, l’or, coute très très cher. Son prix au gramme a été multiplié par 6 en 20 ans, ce qui revient à dire que, si l’on ne fait pas attention, le prix de la « façon » (le prix du « travail ») ne couvre même pas le prix des pertes en métal…

La dernière évolution en date, qui est en fait une révolution, est constituée par la CAO (Conception Assistée par Ordinateur), qui est en train de transformer en profondeur le métier. En 20 ans, les différences de « techniques de fabrication » se sont creusées dans des proportions impensables … La CAO, le « prototypage » et des tas d’autres processus numériques sont devenus la « norme » en bijouterie. On imagine mal à quelles adaptations psychologiques l’artisan bijoutier a été confronté pour passer de l’art « de la main » aux pratiques numériques… 

 

En ce qui concerne le commerce, la façon de vendre, les modes de distribution, il a fallu affronter des mutations multiples :

Dans les années 1990, de très nombreux bijoutiers jusqu’alors « indépendants » se sont mis dans des « Groupements », ou des « Enseignes » ou des « Franchises ». Or, au moment où nous achetons la SOCIETE DUCROS, elle fait la majeure partie de son CA avec des revendeurs indépendants. Mais nous sommes un fabricant trop petit pour être référencé dans les Groupements, qui demandent des prix exorbitants pour être sur leurs catalogues. Et donc, entre les commerces qui ferment et les commerces qui se mettent « sous enseigne », nous perdons énormément de parts de marchés avec les professionnels.

 

Pour compenser ces pertes, nous devons nous tourner vers les particuliers à travers INTERNET. Nous créons nous aussi nos premiers sites INTERNET de vente aux particuliers, sous des noms de marque de distribution. On apprend à se débrouiller dans cet univers impitoyable où l’on comprend vite que les premières places sur « google » seront chères.

Enfin, lorsque je parle de « la Société », je parle d’un point très particulier de notre époque, qui est la forte baisse de la foi chrétienne, la perte du sentiment religieux en général et l’écroulement du nombre de baptêmes. Or la SOCIETE DUCROS, dans son cœur de métier, ne frappe QUE des médailles religieuses, dont 90% sont des médailles « de baptême ». Fatalement, si le baptême est en chute libre, c’est notre potentiel de base qui s’effondre. Il reste encore des « parts de marché » à conquérir pour la Maison Ducros, mais le marché lui-même – le marché spécifique de la médaille de baptême- n’est pas en croissance.

 

 

Y a-t-il quelque chose qui vous a particulièrement marqué, ou impressionné durant ces 24 dernières années, qui sont les 24 premières de ce siècle ?

 

Oui … il y en a beaucoup. Je voudrais juste en mentionner deux :

La première, c’est un point étonnant : il s’agit de l’incroyable « immobilité » de nos processus de fabrication, qui datent vraiment de 100 ans, en face de l’incroyable accélération des processus liés à toutes les nouvelles technologies.

En pratique, je passe 80% de mon temps à façonner des bijoux toujours de la même manière… Par exemple, j’utilise le « balancier » de 1880 qu’utilisait notre fondateur, Léon Ducros en 1924 ! Dans mon atelier dit « des manivelles », j’utilise 6 « machines » -on dira plutôt des « outils » - qui fonctionnent « à manivelle », sans électricité, « à bras d’homme », sur lesquelles Léon Ducros a posé ses mains … Franchement, on dirait que le temps s’est arrêté dans ces répétitions invariables et séculaires …

Or dans le monde du business actuel, on ne vit que d’un mot : l’innovation ! Il faut de la nouveauté, de la nouveauté, de la nouveauté, et rien d’autre. Dans la fabrication, il faut sans cesse « se renouveler », non seulement de « nouvelles collections », mais aussi de « nouvelles technologies », de « nouvelles fonctionnalités », et dans la vente, il faut courir après de « nouveaux abonnés », de « nouveaux posts », de « nouveaux commentaires », etc.

Eh bien précisément, chez DUCROS, en 100 ans, nous n’avons rien innové du tout !... La « collection » de matrices a 100 ans, je travaille comme il y a 100 ans, avec les mêmes outils, les mêmes procédures. Seules des presses hydrauliques récentes ont remplacé le « mouton ». 

 

La deuxième chose, c’est l’évolution sidérante de la vente, des moyens et processus qu'il faut mettre en place pour "vendre".

Jadis, l’artisan bijoutier était un notable « local » qui faisait des bijoux d’une telle façon, chacun la sienne, pourvu que la qualité et les « règles de l’art » soient respectées. Son marché était local et lié à sa personne : s’il était bon et honnête, il perdurait, s’il était médiocre ou malhonnête, il ne durait pas longtemps. On ne s’occupait pas vraiment de « vendre ». La vente se faisait « toute seule », sans qu’on y consacre des moyens considérables.

Désormais, le « bijou » (et notamment la médaille de baptême) est devenu un « produit internet », de sorte que l’offre s’est multipliée par mille ou dix-mille par rapport à l’an 2000, avec un fort transfert sur les achats « en ligne », au détriment des achats « en boutique ».

Cela veut dire que l’artisan est lui-même obligé vendre sa propre production par INTERNET, que ce soit sur des « market-places » ou à travers son propre site de vente en ligne. On entre encore dans un nouveau métier : vendre « en ligne » ou « à distance », c’est-à-dire sans voir ni connaître forcément le client et « se battre » contre des mastodontes de la vente qui racontent n’importe quoi en toute impunité.

Le résultat de cet état de fait, c’est que de très jeunes acteurs dans le monde d’INTERNET arrivent, par la seule « communication », à se faire passer pour des spécialistes de la « médaille de baptême », qui "sauvent un métier rare", alors qu’ils n’ont pas 5 ans dans le métier !

Aujourd’hui, si vous ne rentrez pas dans le processus des algorithmes de Google, si vous n’achetez pas des « mots clés » aux enchères, si vous n’avez pas une chaîne You-Tube active, un site Instagram actif, un site Facebook actif, etc… vous pouvez avoir 100 ans d’existence, avoir telle valeur ou telle qualité intrinsèque, INTERNET ne vous connaît pas. Tout ça parce qu’INTERNET est « tenu » par un « moteur de recherches" hégémonique qui octroie ses premiers résultats de requêtes à des gens « soumis » aux critères des algorithmes et qui, finalement, payent les emplacements de « première page » très cher…

La dernière chose à constater en termes d'évolution, c'est que le contenu, la valeur intrinsèque, le bien ou le mal, l’ancienneté, la vérité ou les mensonges diffusés par les sites n’ont strictement plus aucune importance. En 2024, la seule chose qui compte pour « vendre », ce sont les « avis » et les « commentaires ». On dit qu’ils représentent de 80 à 90% des décisions d’achat !  On dit aussi qu’il y a pas mal de trafic avec des agences qui vendent de faux avis et de faux « clics » pour gonfler les statistiques des sites… Bon… Chez nous, il n’y a pas d’avis publiés : comme ça, vous êtes sûrs qu’il n’y a pas de faux avis !...

 

 

N’y a-t-il pas quelque chose de nostalgique dans ce discours, que l’on retrouve chez certains apôtres de la décroissance, du retour au temps d’avant, quelque chose qui ressemble au « refus du progrès » ?...

 

Aujourd’hui, on est obligés de constater que le « produit manufacturé », c’est-à-dire littéralement « fait à la main », (manu-factor), ce « produit » qui était le fruit d’années de pratique et de respect de « règles de l’art » est devenu un « fichier numérique », façonné avec des logiciels de CAO, qu’on met dans un « panier » virtuel et qu’on « commande » au bout du monde à des inconnus, depuis son « téléphone »… C’est un fait : on a changé de métier …

Bon … Changer « en mieux », c’est un progrès. Changer « en moins bien », je ne sais pas comment on appelle ça … En pratique, j’ai bien peur que ce qu’on nous vend comme du « progrès » ne soit qu’une terrible régression.

Du coup, le « progrès », je le laisse à mes confrères ! Chacun sa grâce !... Moi, je me sens bien comme je suis… Je n’aime pas les logiciels de CAO et les heures de manipulation mentale qu’ils nécessitent pour arriver à un résultat pire qu’une façon « à la main », je n’aime pas les logiciels qui « commandent » les graveurs et les découpeurs « laser », je n’aime pas toute cette technologie qui vit essentiellement de séries ou grandes séries et auxquels les jeunes gens sont asservis, dès l’école, au lieu de « parfaire leur main ».

 

Ce sont des mondes qui s’affrontent … mais je ne fais pas de l’idéologie arrière-gardiste. J’observe le nouveau monde hyper technologique et hyper numérique avec distance, sans lutter ni « pour » ni « contre ».

Lorsque je dis que l’innovation détruit les métiers et les rapports humains, je peux le constater, le déplorer, mais je ne peux pas le changer. C’est une lame de fond qui nous emporte…

 

 

Finalement, comment voyez-vous l’avenir de la Maison DUCROS et de l’artisanat en général ?...

Comme on l’a dit, si la MAISON DUCROS a 100 ans aujourd’hui, c’est essentiellement parce qu’elle est restée petite, artisanale, avec une personne qui fabrique la plupart de ses produits de A à Z, qui fait appel à « la chaîne du bijou » pour tout ce qu’elle ne sait pas faire (le sertissage, par exemple…), qui n’a jamais voulu plonger dans un processus industriel et qui a préféré rester « petit poisson dans le petit étang » plutôt que de s’associer avec plus gros qu’elle, c’est-à-dire se faire « bouffer ».

Cela étant dit, avoir 100 ans, même si cela correspond à la réalisation d’un bel objectif, ce n’est pas une fin en soi. Donc, on continue !... LA SOCIETE DUCROS se projette sur les 25 prochaines années avec enthousiasme !

Non seulement nous sommes toujours en vie, non seulement la MAISON DUCROS a toujours énormément de clients cultivés qui aiment ce que nous faisons mais parfois, oui, nous avons la faiblesse de penser que nous continuons, en effet, une forme d’excellence …

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